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Tancrède avait tout compris, Franck découpe des gâteaux, Dmitri pianote son écran tactile, Xi préfère les bonbons, Joe opte pour Rolex, Armin siffle un goutte de cognac et Pierre-Louis nous donne une leçon de chant
On ne s’ennuie jamais dans le village des horlogers : il y a toujours des clowns au carrefour, de l’animation dans les boutiques, des lanternes rouges dans les rues chaudes et un parfum de bonne chère qui s’échappe des auberges. On y parle culture, cinéma, littérature, variétés et mécaniques du temps. On s’y interroge sur la Chine, les Etats-Unis ou la Toscane. On y polémique sur les défilés de mode et les serial copieurs italiens. Pas belle, la vie des montres ?
••• « COMME UN AVION SANS AILE » (éditorial)
… « J’ai chanté toute la nuit » : Charlélie Couture nous le chantait déjà en 1981 dans Comme un avion sans aile. C’est un peu comme l’actualité horlogère : on sait que l’orage est là, tout le monde l’attend ; l’atmosphère est électrique et les nerfs sont à vif ; l’orage est imminent, mais il n’a pas encore éclaté. « Le tonnerre gronde, mais y a pas d’éclair », chantait encore Charlélie Couture, avec ses « ailes fragiles » et sa « carlingue froissée »…
Enchaînement fatal avec La Fontaine : après avoir chanté tout l’été, la cigale horlogère se trouve fort dépourvue « quand la bise fut venue ». Pas de fourmi chinoise pour relancer le moteur de la croissance, puisque, cette fois, ce sont les fourmis chinoises qui ont mis le moteur en panne ! « Pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau » : chez aller désormais crier famine ? « Vous chantiez ? J’en suis fort aise ? Eh bien ! Dansez maintenant »…
Où danser et avec qui ? La vraie citation italienne du Gattopardo de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (Le Guépard, 1958), c’est « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi !». Dans la version française, Tancrède, le neveu du prince Don Fabrizio Corbera, prince Salina (celui qu’on surnomme le « guépard »), énonce le principe de toute révolution : « Si nous voulons que tout reste tel qu’il est, il faut que tout change ». Au sens propre du terme, une ré-volution est une rotation avec un retour au point de départ. Il faut tout changer pour que rien ne change, dans l’Italie de 1860 comme dans la Suisse horlogère de 2016.
Le prince Salina philosophe : « Nous fûmes les guépards, les lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et les hyènes. » Il sait que les temps changent. Il ne sait pas encore que ses trois filles ne se marieront jamais et que ce sera la fin des Salina. Il ne sait pas non plus que la dépouille empaillée de son dogue allemand (symbole de sa morgue aristocratique, de fidélité à des principes et de sa misanthropie) sera jetée par la fenêtre, tout comme les fausses reliques des saints vénérées par ses filles (ces détails sont dans le roman, pas dans le film)…
Tancrède (Tancredi Falconeri, interprété par Alain Delon dans Le Guépard de Visconti, 1963) nous indique un chemin possible en épousant les nouveaux temps en même que la belle Angelica, fille du nouveau riche Don Calogero (qui était l’ennemi politique des Salina) et petite-fille de « Peppe Merda ». Il n’a pas choisi sa cousine, Concetta, la fille du prince Salina, restée prisonnière de ses codes aristocratique et religieux (son trousseau jaunira dans des malles jamais ouvertes en soixante ans).
Allégorique, ce trousseau inutile de Concetta ? Allégorique, cette dépouille empaillée et momifiée jetée aux ordures ? Allégorique, ce palais Salina, en ruine du temps du prince, mais restauré dans tout son éclat par Tancrède grâce à l’argent d’Angelica ? Sans doute : à chacun de songer à l’horlogerie traditionnelle, confite en dévotions surannées et confinée dans son palais en ruine…
Décidement, de Charlélie Couture à Lampedusa, quel souffle culturel dans cet éditorial du mardi !
••• EN CHINE, ON NE BADINE PLUS AVEC L’AMOUR DES « CADEAUX »…
C’est vraiment cette année qu’on a pu vérifier l’impact des nouvelles lois anti-corruption sur la traditionnelle coutume des « cadeaux » lors des fêtes du Nouvel An chinois. Fin 2012, Business Montres avait pronostiqué à quel point la nouvelle « frugalité prolétarienne » revendiquée par l’équipe de Xi Jinping allait impacter l’industrie des montres (encore un de nos grands moments de solitude, les imbéciles qui allaient droit dans le mur klaxonnant plus joyeusement que jamais). Des centaines de milliers de corrompus emprisonnés plus tard (en plus de quelques exécutions capitales), on sait aujourd’hui en Chine qu’il ne faut plus badiner avec l’amour des « cadeaux ». Ce qui change le profil des offrandes : au lieu des belles montres suisses, au lieu des enveloppes rouges bourrées de billets qui servaient à acheter des belles montres suisses, au lieu des « bons d’achat » dans des boutiques de luxe où il ne faut surtout plus être vu, on offre des bonbons, des fleurs et des paniers de fruits (confirmation par Institutional Investor). Xi Jinping a décidé de faire de 2016 l’« année où personne n’osera être corrompu » : un signal fort que le principal marché des « montres de corruption » n’est pas près de se relancer…
••• UN MARIAGE FRANCK MULLER À FLORENCE…
Les mariages en total look Franck Muller (couverts, assiettes, verres, linge de maison, etc.) ne sont pas réservés aux amateurs japonais : le fameux hôtel Il Salviatino de Florence faisait récemment profiter ses invités d’une superbe vue sur le Duomo et d’une originale immersion dans l’univers des codes Franck Muller (image ci-dessus). Même le couteau à découper le gâteau de mariage était griffé Franck Muller, avec les fameux chiffres stylisés sur la lame…
••• LES NOUVEAUX GOÛTS HORLOGERS DE L’ÉLITE RUSSE…
Hier, dans les « structures de force » du nouvel Etat russe, on aimait les grosses montres et chaque horloger suisse était prêt à jurer, en toute confidentialité : « On porte mes montres au Kremlin ». Dmitri Anatolievitch Medvedev, le président du gouvernement russe, qui portait lui aussi des belles montres suisses (ci-dessus), a changé de goûts – tout comme les élites du pouvoir en Russie. On l’a récemment vu avec une… Apple Watch au poignet (ci-dessous : pendant la récente Conférence sur la sécurité de Munich). Symbole qui est le « signal faible » d’une repolarisation des tendances horlogères chez les oligarques…
••• EN VRAC, EN BREF, À LA VOLÉE MAIS TOUJOURS EN TOUTE LIBERTÉ…
❏❏❏ ANICORN : le « style Klokers » qui a triomphé sur Kickstarter (c’était la meilleure bonne surprise de l’été 2015 : 605 000 euros, 1 500 souscripteurs, livraisons en cours) fait des émules. Moins en termes de succès qu’en termes de de consonances esthétiques. Le projet Anicorn (déjà 95 000 dollars souscrits sur 50 000 dollars demandés) reprend le même principe d’affichage de l’heure par disques concentriques, en moins complet (pas de disques des secondes) et en moins expressif côté design. Des repompeurs ? Pas forcément, puisque l’équipe d’Anicorn avait déjà lancé en 2014, toujours sur Kickstarter (35 000 euros récoltés auprès de 200 amateurs), une série 000 qui disposait des mêmes disques rotatifs et dont on peut même dire qu’il ressemblait beaucoup à la seconde série des Klokers lancées huit mois plus tard... En direct de Hong Kong, la nouvelle K452 (le nom d’une exoplanète récemment découverte par la Nasa) sera livrée en septembre, mais au prix public de 500 dollars, contre 330 dollars en prix de souscription – la première série, épuisée, était même proposée à 250 dollars (image ci-dessous et vidéo ci-dessus)…
❏❏❏ Pegasus Watches (1) : Kickstarter semble donc être devenu le canal privilégié pour lancer des nouvelles. Ceci pour le meilleur (ci-dessus) comme pour le pire – la promotion des montres Pegasus, incroyable « hommage » italien à une marque que vous reconnaîtrez tout de suite. Hommage d’une fidélité si exemplaire qu’elle mériterait d’être citée (en exemple) à la barre d’un tribunal. Précision : « Pegasus Venezia » pour la marque, qui se flatte d’une devise latine comme Hoc erat in votis (quelque chose comme « C’est ça que le voulais »). Ancrage latin confirmé par le nom de baptême de cet hommage réalisé au photocopieur : Legionarius. On appréciera l’humour de la mention suivante : « Designed in Italy ». Si on a échappé au Swiss Made, c’est de justesse !
❏❏❏ Pegasus Watches (2) : L’argumentaire est simplissime dans son populisme naïf : le luxe, c’est pour tout le monde. La communication est simpliste : Venise (le rapport est avec les chevaux de la place Saint-Marc, qui servent de logo). si Venise il y a, disons que ce doit être aussi à cause du… carnaval ! On y croit à peine tellement c’est un démarquage sans vergogne, d’un opportunisme si total qu’il en devient parodique de la communication horlogère contemporaine : on aurait voulu monter un canular de Premier Avril qu’on n’aurait pas produit une meilleure compilation…
❏❏❏ Pegasus Watches (3) : le luxe allégué, c’est celui d’un bon vieux mouvement Miyota 2115, qui doit bien valoir 19 euros à Hong Kong, mais qui est plus longuement expliqué qu’un calibre de Philippe Dufour. Quand on vend une montre 109 euros à ses souscripteurs, c’est déjà beaucoup. L’explication économique est désopilante (ci-dessous). De toute façon, Pegasus Watches préfère vendre par lots des montres qui sont « exclusives » et artisanales (« not mass produced ») : allez comprendre !
❏❏❏ Armin Strom : un hommage horloger à la « part des anges », qui est elle aussi une des composantes du temps qui passe. La manufacture Armin Strom vient ainsi d’encapsuler (verre saphir scellé) une goutte du cognac considéré à ce jour comme le plus vieux du monde (un flacon de Gautier, daté de 1762) : on peut voir cette capsule à 5 h. Ce n’st pas la première fois qu’on place de l’eau dans une capsule horlogère (on a connu de l’eau pure de Scandinavie), mais c’est la première fois qu’on tente le coup avec du cognac français ultra-millésimé. Il s’agit pour Armin Strom de dédier une édition limitée (40 gouttes pour 40 montres !) à Wealth Solutions, le partenaire polonais de la manufacture, qui avait acquis ce flacon aux enchères pour 60 000 dollars (on peut découvrir en vidéo la cérémonie d’ouverture de cette bouteille : le plus étonnant est la fermeté de ce bouchon du XVIIIe siècle). Wealth Solutions est une agence spécialisée dans la fourniture de services et d’expériences exceptionnelles aux (très) riches Polonais…
❏❏❏ Apple Watch (1) : les soldes ont commencé aux Etats-Unis, avec parfois jusqu’à 100 dollars de discompte sur les modèles les moins vendus. Apple découvre le métier : quand on a dix-huit références commerciales pour un même produit, il y a forcément des loupés de production…
❏❏❏ Apple Watch (2) : le placement de produit a commencé pour l’Apple Watch, dont on ne compte plus les apparitions à Hollywood. Dernière conquête : la nouvelle mouture de L’Arme fatale en série télévisée, avec Damon Wayans dans le rôle de Roger Murtaugh (à la place de Danny Glover), en bon flic père de famille qui ne cesse de consulter son Apple Watch pour surveiller son rythme cardiaque…
❏❏❏ Décalage : le vrai problème du luxe, c’est le contraste entre l’activité grouillante sur les réseaux numériques (c’est là que tout se passe, ou à peu près) et le décalage qui existe entre cette fébrilité électronique et la réalité commerciale des ventes en ligne. Les humains passent désormais quasiment plus de temps en ligne qu’à travailler ou à dormir. Le numérique influence trois achats sur quatre dans l’univers du luxe (montres comprises) – ce sera bientôt quatre sur cinq, puis 99 %. Paradoxe : les marques n’investissent que moins de 20 % de leurs budgets sur le online. Cherchez l’erreur ! Internet a reformaté la relation traditionnelle entre les consommateurs et leurs médias : qui s’en est aperçu dans les états-majors horlogers ?
❏❏❏ Défilés (1) : une autre piste de réflexion à propos des salons horlogers, dans l’esprit de nos remarques sur les défilés de couture désormais regroupés deux fois par an en version mixte (Sniper du vendredi 12 février). Les marques de mode ont fini par remarquer que le décalage entre les défilés et l’arrivée des pièces sur le marché était pénalisant : à quoi bon vanter en février des vêtements d’été qu’on oubliera en frissonnant au moment d’enfiler son manteau après le défilé ? Les six mois de délai entre les premières images (désormais vues en direct par tout le monde, et non plus par les invités du défilé) et l’arrivée des vêtements en boutique donnent un avantage concurrentiel énorme aux petites marques et aux chaînes qui s’inspirent de ces défilés pour livrer leurs propres boutiques dans les semaines qui suivent. Avantage amplifié par les comportements d’achat sur les réseaux numériques. Le grand jeu va donc désormais consister à… ne plus frustrer ses clients et à livrer dès le lendemain ce qui a été vu sur les catwalks la veille. Une révolution ! Qui amorce un nouveau débat : héritage du temps de la haute couture, les défilés sont-ils le média idéal pour présenter une collection à son public ?
❏❏❏ Défilés (2) : si la mode se pose ces questions, les horlogers persistent à penser éternels et inoxydables leurs salons annuels, de même qu’ils considèrent comme normal le décalage entre l’annonce d’une montre (à Genève ou Bâle) et son arrivée dans les points de vente : à peine 10 % des pièces dévoilées et annoncées dans ces grands salons sont en vitrine dans les jours ou les semaines qui suivent. Ce qui pouvait se concevoir au temps d’une distribution exclusive par des agents et des distributeurs convoqués une fois par an en Suisse pour découvrir l’offre de l’année a perdu toute pertinence à l’âge des réseaux sociaux, où toute l’information est disponible à 12:01, quand les marques mettent tout en ligne le jour de l’ouverture…
❏❏❏ Révolution(s) : comme toujours se multiplient les annonces fracassantes de « world premiere » mécaniques (qui se terminent souvent en eau de boudin) et de « révolutions » qui relèvent plus du wishful thinking que de la prise de la Bastille horlogère. Classique en mode pré-Bâle. Tout Baselworld qui se respecte doit cependant voir naître quelques « ovnis » et quelques avancées spectaculaires, même (ou surtout) en période de crise : on peut bien parier, pour l’édition 2016, sur des révolutions coperniciennes dans le domaine de l’échappement. L’ancre suisse traditionnelle a du souci à se faire. Côté design, on vous en reparle bientôt…
❏❏❏ HYT : ne manquez pas le portrait très personnel du général manager Vincent Perriard (HYT) dans le New York Times. Comment un cancre devenu DJ avant d’opter pour la publicité s’est retrouvé à la tête d’une agence suisse de branding avant d’opter pour l’horlogerie et prendre les commandes de Concord, de TechnoMarine et de HYT. Double hélice génétique de ce parcours : la créativité disruptive…
❏❏❏ Maximum (1) : mauvaise nouvelle pour les touristes chinois à l’étranger. UnionPay International, qui gère les réseaux chinois de cartes bancaires (sous le contrôle du gouvernement), a décidé d’appliquer la limite – légale, mais devenue désuète – de 5 000 dollars de dépenses par an et par carte. Histoire d’obliger les Chinois à dépenser plus sur le marché domestique…
❏❏❏ Maximum (2) : ce contingentement des dépenses à l’étranger est à replacer dans la perspective de l’actuelle fuite des capitaux en Chine. Les Chinois un peu fortunés tentent par tous les moyens d’exfiltrer de Chine leurs économies, mais la limite légale des transferts est de 50 000 dollars par personne. C’est confortable, mais la perte de confiance dans les vertus du capitalo-communisme de l’équipe au pouvoir pousse les riches Chinois à vouloir transférer à l’étranger des centaines de millions de dollars. Ceci alors que le yuan ne cesse de se dévaluer. Les contrôles douaniers ont été renforcés pour les sommes en liquide transportées, de même que les virements bancaires ont été durcis. Plusieurs entreprises ont été récemment pénalisés pour avoir tenté de « gonfler » leurs factures payées à l’étranger pour y stocker des profits non déclarés en Chine. Du coup, les riches louent des « mules » (des passeurs) pour faire franchir les frontières à autant de fois 50 000 dollars que nécessaire. Cet exode des capitaux « sous les sapins » a déjà un nom : le smurfing (en anglais, les Smurfs sont les Schtroumpfs et les capitaux circulent sous les… champignons, pas sous les sapins !). Entre les transferts des entreprises et le smurfing des particuliers, on estime que près de mille millions de dollars auraient ainsi quitté la Chine depuis un an…
❏❏❏ AUTOMATES : dispersion à Paris (Hôtel Drouot) d’un important catalogue de 70 automates provenant de l’ancienne collection du Dr Max Tassel, avec quelques pièces uniques des XIXe et des XXe siècle. Une pièce unique exceptionnelle : la Leçon de chant, de Pierre-Louis Stevenard (1878), estimée 150 000 à 2000 000 euros (image ci-dessus et vidéo ci-dessous). Beaucoup d’autres curiosités pour les amateurs d’art mécanique, à des prix plus abordables…
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